Prix littéraire Le Monde 2023 : Connaissez-vous la lauréate?
Temps de lecture estimé : 2 minutes_
Ami.e.s De Lire bonjour,
Tous les mercredis, je vous présente un ouvrage lauréat d'un prix littéraire en cours en commençant par l'incipit.
L'incipit, c'est la première phrase ou le premier paragraphe d'un roman, qui a pour but de capter l'attention du lecteur et de lui donner envie de poursuivre sa lecture.
Aujourd'hui j'ai l'honneur de vous présenter la lauréate du Prix littéraire Le Monde 2023 et voici comment cela commence :
Ceci démontre que les premières lignes d'un roman peuvent donner le ton à une œuvre magistrale!
LE SAVIEZ VOUS ?
Le prix littéraire Le Monde est un prix qui récompense chaque année depuis 2013 un roman français paru à la rentrée littéraire, pour ses qualités littéraires et pour la vision du monde qu’il propose.
Après une sélection de dix romans finalistes parmi les centaines de titres publiés à la rentrée littéraire, il est décerné par un jury composé de journalistes du quotidien Le Monde, présidé par le directeur du journal.
Le lauréat du prix reçoit une somme de 10 000 euros et bénéficie d’une couverture médiatique dans les pages du journal.
La cérémonie de remise du prix a eu lieu le 6 septembre 2023 au siège du Monde, en présence du jury et des finalistes.
LE PRIX LITTERAIRE LE MONDE 2023 EST :
Le roman s'intitule Triste tigre de Neige Sinno paru en août 2023 aux éditions P.O.L.
Présentation de l'éditeur :
« Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour. Il disait que s’il avait commencé à s’approcher de moi de cette manière, à me toucher, me caresser c’est parce qu’il avait besoin d’un contact plus étroit avec moi, parce que je refusais de me montrer douce, parce que je ne lui disais pas que je l’aimais. Ensuite, il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels. »
Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa « petite bombe ». Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte, son histoire, une enfant soumise à des viols systématiques par un adulte qui aurait dû la protéger. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le « monstre », « ce qui se passe dans la tête du bourreau », ne pas se contenter du point de vue de la victime ? Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : « Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ? » (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait alors entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu « l’autre lieu », celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une « petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats. »
BONUS DE LIRE DÉLIRE
Pour vous inspirer, je vous propose ci-dessous la lecture des premières lignes du Prix littéraire Le Monde 2023 :
Chapitre I
PORTRAITS
Portrait de mon violeur
Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer. Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer. Et quand un jour on vous dénonce, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie. Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.
Le portrait
Si on ne devait remarquer qu’une chose de lui, ce serait son énergie. C’est quelqu’un de très vivant. Il bouge, il est dans l’action. Quand il était petit, il était déjà comme ça. Ses frères aussi. Trois garçons, très rapprochés en âge, ça faisait du désordre dans le petit appartement de la banlieue parisienne. Le père essayait de se concentrer pour peindre. Il criait qu’il ne pouvait pas travailler dans ce bazar ! Et la mère essayait de faire taire les enfants, elle les emmenait dans une autre pièce, ou bien au parc, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour qu’ils se défoulent. Le père n’arrivait pas à vivre de la peinture, sa première vocation, et il avait monté, à côté des cours de dessins, une petite entreprise qui vendait des cheminées design. C’était les années 1970-1980, les cheminées en question nous semblent aujourd’hui parfaitement ridicules, ou rigolotes selon la perspective, en tout cas il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de mettre chez soi une de ces singulières capsules aux formes psychédéliques avec des cassettes en verre intégrées. À l’époque pourtant, je crois que ça marchait plutôt bien. Les grands-parents étaient ouvriers, des deux côtés, des gens du Nord, de vers Boulogne-sur-Mer où la famille possédait encore un appartement qu’ils occupaient pour les vacances. La mère, je crois, était secrétaire du truc de cheminées, un peu femme au foyer, un peu dans l’ombre du père. Rien de spécial, ni riches ni pauvres, des Parisiens de la petite classe moyenne. Aucun des fils n’a fait d’études, ils sont partis de la maison avant d’avoir passé le bac. L’aîné pour travailler dans le commerce, le deuxième dans l’armée et mon beau-père pour faire son service militaire dans les Alpes. Il ne retourna jamais à Paris. Les parents étaient plutôt sévères, et avaient élevé leurs enfants à l’ancienne, avec justice et discipline. Il était fier de cette éducation un peu à la dure, ainsi que de son passage chez les scouts, comme de tout ce qui avait trait à la formation qu’il avait reçue. Tout avait contribué à faire grandir sa force et son envie de vivre, de connaître, de conquérir. J’ai du mal à l’imaginer dans la banlieue parisienne. Je l’ai toujours vu dans la montagne, en vêtements de sport, en habits de chantier. Il a pourtant été un jour vêtu comme un petit citadin qui va à l’école religieuse, la chemise repassée, les chaussures cirées, les cheveux plaqués, jusqu’à ses dix-huit ans. Après, il est parti à Briançon où il a découvert l’escalade, la haute montagne, le parapente, une vie plus libre, plus sauvage, sans chemises, sans plus jamais attendre le métro ni se faire la raie sur le côté, sans messe le dimanche, une vie de grand air et de lumière. En 1983, quand il rencontre ma mère, il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique. Dans le groupe, il aime bien prendre les situations en main, diriger les opérations quand une urgence se présente, quand on affronte un moment difficile, une paroi dangereuse, si un accident a lieu. Il est charismatique, il a beaucoup d’amis, il plaît aux filles. Il lui plaît, à elle. Il lui rappelle l’amoureux qu’elle vient de perdre quelques mois auparavant, emporté par une avalanche. Elle avait été dévastée par cette mort soudaine. Elle se pensait inconsolable. Mais peut-être pas, en fait. Elle passe beaucoup de temps en la compagnie de ce nouvel ami. Elle aime son caractère volontaire, décidé, enjoué. Ça la repose de Sammy, le père de ses filles, qui est, lui, plutôt rêveur, lunaire, souvent en retrait. Il cherche très vite à la conquérir. Il la conduit par des chemins escarpés jusqu’à des cimes où ils se sentent transportés par la beauté de la nature. Ils marchent en montagne l’un derrière l’autre, en silence, sous les ciels changeants des étés dans les Alpes, avec des nuages qui bougent comme des panneaux de théâtre, qui ont l’air de glisser vers l’ouest pour laisser la place à d’autres ciels cachés en dessous. À la descente, ils se donnent la main. Il est déjà avec quelqu’un, et elle, elle a quatre ans de plus que lui et déjà deux enfants. Deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans, qui sont avec leur papa pour l’instant mais qu’elle ne peut pas laisser trop longtemps car elles ont besoin d’elle et elles lui manquent. Elle est surprise qu’il aille au-delà de la séduction, des premiers jours d’amour passionné, qu’il lui propose de continuer, de faire venir ses filles, d’essayer quelque chose ensemble, elle est surprise mais heureuse, elle se dit qu’elle a de la chance. Elle aime son corps athlétique, l’énergie qui s’en dégage. Mais oui, l’énergie, la force, je l’ai déjà dit. Il fait du ski, de l’escalade, il aime le travail dur, aller au bout de ses ressources, se dépasser. Avant d’être accompagnateur, il a fait ses classes chez les chasseurs alpins, un régiment d’élite pour les jeunes qui aiment la haute montagne. On l’a fait courir sur la route des Traverses sous la neige à la tombée de la nuit, monter à des refuges d’altitude avec 80 kilos de pierres dans le sac à dos, creuser des tranchées au col de l’Échelle à l’aide d’une petite pelle en aluminium jusqu’à ce que des ampoules se forment sur ses mains gelées, des trucs comme ça. Il a adoré. Elle est pacifiste, elle a du mal à comprendre qu’il ait aimé ce monde de règlements arbitraires et de démonstrations viriles. Surtout après Sammy, qui a joué le malade mental pour se faire réformer, qui avait en horreur les armes, l’uniforme, la cruauté. Mais il lui raconte les randonnées avec les copains, la camaraderie pendant les épreuves, les leçons apprises à la dure quand on se confronte aux éléments. Avant cela il se croyait prisonnier d’une grise banlieue, c’est l’amour du sport qui l’a amené à découvrir autre chose. Maintenant il sait qu’il ne repartira pas, il a trouvé sa voie, dans la nature, avec elle. La montagne, les chasseurs alpins, la banlieue, ça aussi je l’ai déjà dit.
Source : Amazon Kindle
Félicitations à Neige Sinno et à la maison d'édition P.O.L pour cette belle distinction.
Et vous, avez-vous déjà lu ce chef-d'œuvre ? Quel en est votre avis?
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Littérairement vôtre,
Aïkà